mardi 27 décembre 2011

Contamination rétrospective


Que regarde-t-on dans les photographies que le jeune Stanley Kubrick réalisa pour le magazine Look dans les années 40, et dont, pour la première fois, des tirages sont mis en vente depuis quelques semaines ? Entre autres choses, on scrute, on interroge l'art du cadrage, on y cherche les prémices de la manière cinématographique future, en même temps qu'on ne peut s'empêcher de se demander ce qui se serait passé si Kubrick avait décidé de s'en tenir à cette forme d'expression : son nom occuperait-il aujourd'hui dans le panthéon du huitième art la même place qu'il tient pour nous dans le septième ?... Mais le plus troublant reste sans doute l'invitation inconsciente à construire des ponts avec les films à venir, réalisés ensuite, mais de nous connus les premiers. Étrange contorsion mentale qui fait apparaître, derrière les images de femmes déambulant dans les rues de New York en 1946, le souvenir des déambulations des personnages d'Eyes Wide Shut, un demi-siècle plus tard. La photo d'une petite fille dans un magasin de poupées n'est d'ailleurs pas sans renvoyer, elle aussi, à la scène finale du même film. Et puis, il y a cet étrange laborantin de Columbia University, au visage de sphinx derrière ses lunettes noires : personnage bien innocent sans doute, mais dans lequel il est difficile de ne pas voir soudain apparaître une sorte de jeune Dr. Strangelove en puissance.

mardi 6 décembre 2011

Une fleur bleue chez les fous

So ist mir noch nie zumute gewesen : es ist,
als hätt' ich vorhin geträumt, oder ich wäre in eine andere
Welt hinüberschlummert ; denn in der Welt, in der ich
sonst lebte, wer hätte da sich um Blumen bekümmert ?
Novalis, Heinrich von Ofterdingen


Au début de Twin Peaks: Fire Walk With Me, les agents Desmond et Stanley assistent à une étrange danse supervisée par leur supérieur Gordon Cole, interprété par David Lynch lui-même. Plus tard, Desmond révèle à son coéquipier la signification de chaque détail de la scène : du moindre geste au plus petit accroc sur la robe de la danseuse, tous recèlent une signification codée relative à leur enquête. Seules les questions que pose Stanley à propos de la rose bleue accrochée à la robe de la danseuse restent sans réponse, et tout juste pourra-t-il supposer par la suite (et le spectateur avec lui, même s'il dispose de quelques autres cartes) que c'est à cause de cette fleur que Desmond part mener en solitaire une partie de ses investigations, dont il ne reviendra pas. On peut toujours résumer Fire Walk With Me, Lost Highway, Mulholland drive ou même INLAND EMPIRE à un argument et/ou un canevas simple (dramatiquement simple, pourrait-on même dire, dans certains cas), et Lynch lui-même a fait mine de se prêter au jeu plus d'une fois. Ce qu'on ne peut faire en revanche, c'est résumer ces mêmes films à une façon plus ou moins compliquée de raconter ces histoires simples. D'abord parce que le cinéma de Lynch est assez largement caractérisé par un sensualisme qui exclut la réduction à de pures constructions intellectuelles. Ensuite parce que si constructions il y a, elles ne sont jamais parfaites. Lynch filme la perception du monde, non le monde tel qu'il est perçu : subjectivité radicale en conséquence de laquelle on ne saurait trouver dans son œuvre une Vérité, une réalité bien établies derrière le jeu incessamment mouvant des apparences. Pour le dire autrement, ces films sont des puzzles que l'on peut recomposer à loisir de différentes manières : on y trouvera de toute façon une pièce soit manquante, soit en trop et bien souvent les deux à la fois. Cette pièce, c'est la fleur bleue sur la robe de la danseuse, le symbole de la présence d'un monde toujours autre, la relance perpétuelle de l'imagination vers des territoires non encore parcourus. Et pour certains d'entre nous, la garantie d'une fascination à jamais intacte.

dimanche 20 novembre 2011

L'étreinte du monde


À la lueur de la lune qui recouvrait l'île
comme si s'était rouvert le volcan disparu
nos mains se changeaient en pieuvres
cherchant des corps proches et hors d'atteinte
avant de se perdre dans leurs creux obscurs.
Doigts blancs, tentacules blancs, jointures blanches
les mains tentaient de retenir
dans leurs paumes humides
la forme de ton corps qui changeait toujours
et toi-même changeait, tu n'étais plus toi
tu étais les sept femmes que j'ai aimées
et moi j'étais les sept jeunes gens dormant
sept fois martyrs et sept fois morts.
Dès que j'étends les mains pour te toucher
je trouve la mer, les pierres, la lune
qui existent au-delà de nous et nous ignorent.
Comme tout le monde ignore que des années plus tôt
on m'a enterré dans la cour
de cette église déserte, oubliée.
Décembre 1968

Titos Patrikios (traduction par Michel Volkovitch), Arrêt facultatif, "Les sept dormants". – Hokusai, L'ama et le poulpe, dit "Le rêve de la femme du pêcheur".

samedi 12 novembre 2011

vendredi 4 novembre 2011

Mélancolique lecture

Certes Diderot, dressant l'Éloge de Richardson, entend bien faire comprendre qu'on n'est pas là dans le domaine des productions romanesques "chimériques et frivoles", mais tout de même. Faut-il que les épanchements vertueux du père de Clarisse Harlove et de Pamela le touchent étrangement, pour qu'évoquant la façon dont l' "affecta délicieusement" la découverte de cette œuvre lors d'un séjour à la campagne, il le fasse par cette seule notation paradoxale : "À chaque instant je voyais mon bonheur s'abréger d'une page. Bientôt j'éprouvai la même sensation qu'éprouveraient des hommes d'un commerce excellent qui auraient vécu ensemble pendant longtemps et qui seraient sur le point de se séparer. À la fin il me sembla tout à coup que j'étais resté seul." Il est vrai que Diderot pointe là un phénomène bien connu des lecteurs, pris d'une discrète indécision quant au bon rythme auquel tourner les pages à l'approche de la fin du volume, tiraillés entre le désir d'en venir au fin mot de l'histoire et le regret, déjà, de cette fin, inexorable quand on voudrait pourtant encore prolonger l'aventure, rester auprès des personnages. L'on sait des volumes dont la façon dont ils nous lient par de tels sentiments ne sont, de fait, pas le moindre mérite. – La même expérience, d'ailleurs, est connue des amateurs de séries télé, à l'heure où ce format s'affranchit de plus en plus du carcan de la diffusion télévisée proprement dite, par le biais du DVD ou du téléchargement : faire durer le plaisir, le suspense, ou s'enfiler toute une saison en un week-end de météo maussade ? Le singulier ici est que Diderot, s'il s'étend largement sur les vertus du roman de la Vertu ou la véracité de la peinture morale des passions, semble résumer le "bonheur" de sa lecture, proprement dit, à ce seul phénomène (un seul livre vous manque, et tout est dépeuplé). On peut choisir de reléguer une telle formule à une lubie de l'individu Diderot. Ou la laisser nous questionner : quelle est la part du masochisme en nous, qui nous fait prendre plaisir à nous attacher à un univers de fiction auxquels nous nous savons condamnés à être finalement arrachés ?...

mercredi 2 novembre 2011

Les dieux en ce jardin

Seul le printemps règne pour les êtres qui rêvent.
Pascal Quignard, Les Paradisiaques, XXXVI

mardi 1 novembre 2011

Vol au-dessus d'un nid de souvenirs


On n'arrête pas le progrès, mais parfois, comme par un tour astucieux, celui-ci semble nous renvoyer toujours plus loin vers le passé. Ma précédente expérience de déplacement en avion par-dessus l'Atlantique remontait à près de dix ans, et je garde toujours le souvenir des deux films diffusés alors à tous les passagers, à l'aller un polar militaro-judiciaire médiocre où je retrouvais avec dépit Jim Caviezel loin des éblouissements de The Thin Red Line de Malick, au retour une horreur caractérisée avec Arnold Schwarzenegger en pompier post-11 septembre revanchard traquant dans la jungle un terroriste responsable de la mort de sa famille, du genre très méchant qui tue les gens en les forçant à ingurgiter un cobra vivant. C'est donc non sans un certain emballement que j'ai pu découvrir, il y a un peu plus d'une semaine, les écrans individuels placés derrières les sièges, donnant accès à un choix appréciablement large et varié de films – du Macbeth de Welles à The Tree of Life, de God's Little Acre à The Social Network, du Flash Gordon de 36 à Green Lantern (j'avoue avoir, pour ma part, finalement opté pour un improbable film chinois) –, ainsi que de musiques en tous genres ou presque, des chaînes d'info, des jeux pour les plus jeunes, etc. Mais l'option laissant peut-être le plus de place à l'imaginaire est celle qui vous permet de suivre en direct la trajectoire de vol, cartes à l'appui. Découvrant ainsi, la Manche franchie, que l'avion dans lequel je me trouvais survolait les campagnes des environs de Canterbury, je n'ai pas pu m'empêcher de repenser immédiatement à la belle séquence d'ouverture du film de Powell et Pressburger, avec son faucon se "transformant" en Spitfire d'une époque à l'autre. Et d'imaginer, au sol, l'avion qui m'emmenait vers le Canada scruté par un soldat britannique de la Seconde Guerre Mondiale, ou quelque seigneur médiéval en cours de pèlerinage...

samedi 22 octobre 2011

Plénitude, presque


Il y a de tout dans les Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello, dans une synthèse audacieuse et (au moins très majoritairement) réussie, peut-être parce qu'elle ne semble pas s'embarrasser du paradoxe dans les effets de juxtaposition qui découlent de cette proposition. Du réalisme et de l'onirisme, du fantasme et de l'artifice, de la tendresse et de la cruauté, de la trivialité et du symbolisme, des tics et du mythe, des réminiscences cinématographiques et l'arpentage de nouveaux territoires, du dispositif et de l'émotion... De tout, sauf de l'espoir. L'Apollonide, ou l'antithèse de la Boîte de Pandore.

mardi 11 octobre 2011

Entre deux feux


Elle allait devant elle avec une vivacité libre et légère, et, à cette marche qui n'a encore rien porté de la vie, on devinait une jeune fille. Elle avait cette grâce fugitive de l'allure qui marque la plus délicate des transitions, l'adolescence, les deux crépuscules mêlés, le commencement d'une femme dans la fin d'un enfant. 

Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer.

dimanche 9 octobre 2011

Réel maudit


Quelle est la nature de la malédiction qui pèse sur Siegfried selon Fritz Lang ? On pourra trouver l'anathème jeté par Alberich mourant à qui lui dérobe son trésor d'assez peu de poids, quelque peu prosaïque du moins comparé aux circonvolutions cosmiques des opéras de Wagner. J'incline à penser toutefois que quelque chose de plus vaste se joue à ce moment. L'erreur de Siegfried, c'est d'être allé au royaume des Nibelungen pour en revenir ensuite. C'est d'avoir pénétré ce brumeux pays des merveilles, ce territoire des rêves et de la magie – dont la représentation inspire à Lang peut-être la plus belle séquence du film, l'une des plus belles séquences de tous son diptyque , pour en retirer quelque chose et pour s'en retirer soi-même, pour retourner vers le monde des hommes, la mesquinerie de ses passions, de ses complots, de ses serments truqués, trahis ou biaisés. Siegfried mourra auprès d'une source, comme en bordure de l'autre monde, le rappelant à lui, invisible de l'autre côté du rideau de l'eau. Chez Lang la malédiction semble moins s'attacher matériellement au trésor qu'être ce qui caractérise la présence de l'extraordinaire, du fabuleux, au sein de la médiocrité du réel. Au début du second volet du diptyque, Hagen peut bien tout balancer au fond du fleuve, nulle fille du Rhin ne rôde pour récupérer l'or. La malédiction, c'est Kriemhild la morte-vivante, transfigurée, de bécasse évaporée et transparente, en déesse de la vengeance, hiératique et hallucinée au milieu des carnages. 

mardi 27 septembre 2011

L'agent de liaison



Dans Secret Agent (stupidement "traduit" en français sous le titre de Quatre de l'espionnage), le personnage interprété par Madeleine Carroll assure le lien avec le spectateur en même temps qu'elle l'incarne à l'intérieur même du film (en termes picturaux, on la qualifierait d'embrayeur). À travers elle, c'est nous qui nous faisons remettre en place, lors de la scène du casino, sur nos envies d'excitation et d'aventure par procuration, et sur les bien plus sordides réalités du monde de l'espionnage. Leçon mieux gardée par qui la reçoit que par qui la donne. Tandis que les hommes continuent, malgré tout, leurs tours, sous le regard brutalement désenchanté d'une femme ces réalités envahissent l'écran meurtre de sang-froid sur commande, petit monnayage des informateurs, simulacre généralisé des sentiments, arrangements avec la conscience (ou l'absence de conscience : le faux Mexicain de Peter Lorre, avec ses séances de drague entre deux assassinats, a tout d'une sinistre parodie de James Bond avant la lettre). Rompant brutalement avec le début façon screwball comedy, tournant le dos aussi, plus largement, au romanesque des 39 Steps de l'année précédente, le ton se fait pesant, de plus en plus oppressant, jusqu'au final apocalyptique. Et Hitchcock de se livrer à une auscultation clinique et sèche de l'univers des services secrets qui demeure, trois quarts de siècle après, assez rarement égalée. Le public n'apprécia que modérément ; et la critique, aujourd'hui encore, ne semble pas faire grand cas du film qui demeure parmi les moins estimées de son auteur. On ne déchire pas impunément un mythe en formation ; fût-ce en utilisant comme lame un regard de femme.

mardi 13 septembre 2011

Laura au bûcher (mouvement de requiem)


Âme es-tu feu ?

Dans le réveil brillant du matin
Le poids de la terre t'étouffe.

Jeune flamme dardée vertement
Au fier combat contre la matière
La chair est lasse lourde.

Sommeil trop subtil ennemi
Qui lie des membres lâches.

Tant de massives chaînes
Nourritures mets mortels
Viandes de bêtes mortes.

Raisin corrompu
Vin.

L'être repu
Pierre dans un désert de pierres.

Soumise au goût de la chute
Toujours t'abaisseras-tu
Morne monticule cailloutis sable poussière froide ?

Ou d'être délivrée songes-tu
D'être cendre légère au souffle de midi
D'être pollen au vent du jour ?

Et trouveras-tu le volcan où te jeter
Afin d'y être transmuée ?


André Pieyre de Mandiargues, L'Âge de craie, "Le degré de feu". David Lynch, Twin Peaks: Fire Walk With Me.

mercredi 7 septembre 2011

Capturer l'instant

She used to look at me... this way, like really look... and I just knew
that I was here... that I existed. Joe Lamb (Joel Courtney) 


Capturer l'instant, tel pourrait être le mot d'ordre d'une partie du moins (la plus intéressante) de Super 8. Saisir, seul au milieu de tous, l'émotion qui se dégage de mots prononcés lors d'une répétition. Se trouver au bon endroit pour assister à l'envolée de la seule porte signifiante au milieu du grand carambolage. Ne pas être celui qui tourne le dos à l'évènement, perdu dans l'écoute d'un walkman ou un sommeil sous produits chimiques. Inscrire dans le regard ou (/et) sur pellicule les instants mémorables, pour les conserver après leur fuite, l'apparition d'un monstre ou le sourire d'une mère. Est-ce une coïncidence si cette thématique s'insère dans un film qui lui-même tente de reconstituer à toute force, de replacer devant nos yeux, un passé révolu, le tout début des années 80 et, sur les écrans, les premiers succès des productions Amblin ? (Et qui dispose, au milieu de ce spectacle, la menace d'un créature précisément invisible. Le monstre serait-il précisément celui qui vient perturber la logique de la monstration ?...) Las ! toutes ces belles choses n'ont qu'un temps. La spécialité de J.J. Abrams en tant que créateur de séries semble surtout résider dans l'émission d'idées étonnantes avec lesquelles son équipe de scénaristes devra ensuite se débrouiller – en quoi d'ailleurs le plaisir de suivre Alias, Lost ou Fringe finit toujours par s'apparenter à la fascination qu'on éprouverait à suivre la course d'un canard sans tête marathonien –, et il ne gagne rien à se retrouver astreint aux limites du format "long-métrage". En l'espèce, la deuxième heure de Super 8 s'enterre poussivement dans les clichés et les facilités, les raccourcis foireux et le grotesque involontaire, tentant de mettre sur le compte de l'hommage ce qui ressortirait presque de la parodie. Mais peut-être faut-il retenir et appliquer au film les leçons de sa première partie : et par-delà la débâcle, conserver le souvenir de quelques fugaces instants de grâce...

vendredi 26 août 2011

Victoire de Félicité

L'esprit vagabonde où il veut et, je ne sais pourquoi, il a choisi pendant ces quelques jours de vacances de me rappeler les Trois Contes de Flaubert (pourtant plus ouverts depuis des années), ou plus précisément cette scène d'Un cœur simple dans laquelle la bonne normande se rend chez le pharmacien Bourais dans l'espoir d'obtenir de lui des informations sur Cuba pour lequel s'est embarqué son neveu Victor. "À cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi les nègres dans un grand nuage de tabac." Bourais exhibe son atlas avec "un beau sourire de cuistre devant l'ahurissement de Félicité", la fait se pencher sur "un réseau de lignes colorées" qui "fatigu[e] sa vue, sans rien lui apprendre". Ah ! le rire énorme du grimaud lorsque Félicité lui demande de lui montrer la maison où demeure son neveu : "une candeur pareille excitait sa joie" joie cruelle. Ambiguïté de Flaubert lui-même qui s'il condamne le cuistre, témoigne tout de même lui aussi d'une commisération amusée à l'égard de son personnage, qui "s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée !" Quant à la position du lecteur, elle oscillera également, selon son humeur, entre la pitié et l'égaiement. Erreur générale. Ils sont nous sommes tous dedans. C'est Félicité qui a raison. Bornée, la servante de Mme Aubin ? Elle est en avance sur tout le monde. Moins de deux siècles à attendre, et voici l'heure de Google Earth.

jeudi 25 août 2011

La Porte ! #7 : Raúl Ruiz





Une porte qui se ferme, et c'est un peu de la beauté du monde qui s'envole...

mercredi 24 août 2011

In Memoriam


Raúl Ruiz 1941-2011.

Il y a des nouvelles qui font bien moins plaisir que d'autres parmi celles qu'on découvre au retour des vacances...

lundi 15 août 2011

Fermeture temporaire de la Chambre


En raison de vacances s'accompagnant d'un déplacement sous d'autres cieux, la porte de la Troisième Chambre restera close pour une dizaine de jours au moins. Toutefois, c'est avec plaisir que nous accueillerons, durant ce temps, toute visite sur notre modeste yacht. L'équipage aura ses soirées. Il y aura du faisan froid, du champagne, et les derniers disques de Rudy Vallee.

vendredi 12 août 2011

L'art de l'éloignement rapproché



… y cuando, desdeñosa, te desvíes, 
llévate allá la voz con que te llamo.

… et lorsque dédaigneuse tu t’enfuis,
emporte au loin cette voix qui t’appelle.


Francesco de Quevedo, sonnet à Lisida, et traduction par Jacques Ancet.

mercredi 10 août 2011

Je ne vois qu'en esprit...


Dans Rouge (Yin ji kau), de Stanley Kwan, il y a la forme d'une ville qui change plus vite, hélas, que le cœur d'une morte. Il y a l'errance mélancolique d'Anita Mui qui est déjà un fantôme, dans un Hong Kong qu'elle ne reconnaît plus, à la recherche de Leslie Cheung qui ne s'est pas encore suicidé en sautant d'un triste 24e étage. Il y a un couple qui s'interroge sur sa propre relation amoureuse, à l'abri des orages extrémistes de la passion romantique. Il y a des allers et retours entre deux époques, et entre elles des rencontres impossibles, et des mouvements de caméra qui nous font croire à des disparitions à la faveur d'un contrechamps, mais non. Il y a des coulisses d'opéra chinois et des plateaux de tournage de cinéma. Il y a une certaine idée du film parfait.

mardi 9 août 2011

Temps sans cendres


Hélas ! que j'en ai vu mourir de jeunes filles !
C'est le destin. Il faut une proie au trépas.
Il faut que l'herbe tombe au tranchant des faucilles ;
Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles
     Foulent des roses sous leur pas.

Il faut que l'eau s'épuise à courir les vallées ;
Il faut que l'éclair brille, et brille peu d'instants,
Il faut qu'avril jaloux brûle de ses gelées
Le beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées,
     Neige odorante du printemps.

Oui, c'est la vie. Après le jour, la nuit livide.
Après tout, le réveil infernal ou divin.
Autour du grand banquet siège une foule avide ;
Mais bien des conviés laissent leur place vide,
     Et se lèvent avant la fin.


Victor Hugo, Les Orientales, "Fantômes", I. Stanley Kwan, Yin ji kau.

lundi 8 août 2011

Mémoire de l'instant

S'étant tournée dans le lit, elle laisse, derrière elle, un sillage d'épingles à cheveux.

samedi 6 août 2011

Communauté des possibles

En guise de réponse à un billet de Ran.


Rien n'interdit, bien sûr, de chercher une cohérence, un sens, derrière les bribes d'histoires de voisinage que saisit le regard voyeur de Jeff Jeffries depuis sa Rear Window. Il me semble toutefois que l'on peut aussi bien et là réside ma préférence voir dans ledit voisinage un assez formidable réservoir d'histoires, de fictions possibles. Au sein de celui-ci, l'élection de l'intrigue concernant le couple Thorwald n'est finalement qu'une possibilité parmi d'autres, exactement comme le sont les deux éventualités concurrentes que Lars Thorwald ait ou non tué sa femme, ce qui importe finalement assez peu (Hitchcock ayant retenu la leçon de Suspicion et de son verre de lait...). Que Jeffries ait débusqué un meurtrier ou qu'il en fantasme un, aucune des deux hypothèses ne ferait nécessairement un moins bon film que l'autre, tout comme l'on pourrait imaginer une œuvre entièrement centrée sur l'histoire de "Miss Lonelyheart" (l'une de mes "possibilités" préférées... peut-être mon côté midinette), du couple au chien ou des jeunes mariés. Mélodrames, comédies, thrillers... Comme autant de pages arrachées d'une réécriture de La Vie mode d'emploi de Perec, nous apercevons par les fenêtres des fragments de vies et d'histoires dont nous ne connaîtrons jamais l'entièreté. Comme aussi dans notre quotidien, au fil de nos déambulations et des croisement fugitifs de tous ces inconnus qui nous entourent. Comment l'imagination pourrait-elle résister à la tentation de s'en emparer, ne fût-ce, là encore, que pour quelques instants ?

Et vous, quel est votre voisin préféré ?

vendredi 5 août 2011

Affichage libre

On fait parfois de surprenantes et bien belles découvertes au hasard de l'Internet, et une fois n'est pas coutume, je ne résiste pas à partager ici ma dernière en date. Le blog Alien Corset présente les affiches sérigraphiées réalisées depuis trois ans par David O'Daniel pour le Castro Theatre de San Francisco, qui a eu la brillante idée de se faire créer ses propres affiches pour les films qu'il diffuse. En voici une sélection personnelle, faite selon des critères drastiquement subjectifs, et néanmoins difficile mais je ne peux que vous encourager à aller explorer par vous-même le blog de l'artiste où vous trouverez, actuellement, près d'une soixantaine d'affiches ainsi recréées, du Kid de Chaplin au Dark Knight de Nolan, reproduites en grande taille, et pourrez même faire quelques achats si le cœur vous en dit.










mardi 2 août 2011

L'étranger dans la glace

Hypothèse : ne serait-il pas possible de relire le cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde, en supposant qu'à l'origine Hyde n'est pas la création de Jekyll, mais Jekyll la création d'un Hyde soucieux de se créer quelque couverture respectable ?...

lundi 25 juillet 2011

Ici comme Ailleurs

On ne cesse de nous répéter que la mondialisation a tué l'exotisme, qu'il ne sert à rien de voyager puisque c'est pour y retrouver partout la même chose, si peu différent de notre quotidien. Quand bien même cela serait, la moindre des choses serait de commencer par admettre la formule inverse : que l'inconnu, le nouveau, la merveille, peuvent aussi s'inviter.



Je pensais au Nantais Jules Verne et aux gravures inoubliables qui ornent les volumes que nous lisions pendant notre enfance : à de longs vieillards maigres, barbus, ceinturés de cartouches, armés de gros revolvers Colt et de carabines à répétition, le regard flamboyant sous les bords démesurés d'un chapeau de feutre, la visière d'une casquette ronde, le bourrelet d'une toque velue ; identiques, toujours, qu'ils fussent en partance pour l'équateur, pour le pôle ou pour le centre du globe. "L'horizon", prononçai-je tout haut, et je vis l'aurore boréale dans le ciel sombre de la Terre de Feu, le bord de l'horizon comme une ligne rougissante et la nuit qui allait descendre sur la ville. 

André Pieyre de Mandiargues, Le Musée noir, "Le Passage Pommeraye".

jeudi 14 juillet 2011

Bien choisir sa destination


Juilletistes, aoutiens, ou adeptes du hors-saison, la chose importe finalement assez peu : l'essentiel est de ne pas se tromper de destination. On se gardera, en la matière, de commettre les mêmes erreurs que Janet Leigh, qui entre Touch of Evil et Psycho fit décidément preuve, quant au choix de ses motels, d'une persévérance dans le fourvoiement que la fréquentation d'un mauvais guide de voyage ne suffit assurément pas à expliquer. Encore faut-il reconnaître à son second logeur sir Alfred N. Bates la délicatesse d'avoir mis un terme aussi rapide que radical à l'inconfort de sa cliente : une conversation à la réception, le temps de se glisser sous une douche, et l'affaire était réglée ! On n'en dira certes pas autant de tonton Orson, le gérant du Mirador Motel, et de ses employés, plutôt adeptes de faire durer les (mauvaises) choses : transformation de l'isolement en claustration, utilisation de la musique comme moyen de torture psychologique, lente montée de l'angoisse, le personnel aime faire durer le déplaisir avant d'en venir au fait, en l'occurrence la prise de drogue forcée et ce qui, derrière les pudeurs du code Hays, ressemble quand même fort à un viol collectif. Le tout servi dans le cadre d'une mise en scène aussi étouffante qu'hallucinante, magma visuel et sonore engloutissant sans un instant de répit personnages et spectateurs. Malgré les qualités iconiques indéniables de Hitch, pour ce qui est de l'art sadique de s'occuper des jolies femmes, son concurrent, dans ce cas précis, conserve clairement l'avantage. Pour la qualité du service hôtelier, en revanche...

mercredi 6 juillet 2011

Éloge des ombres

Les fantômes existent.
Il n'est pas de jour où à la faveur d'un souvenir, au gré d'un éclairage, à la surprise d'une musique, au hasard d'un rêve ou d'une rêverie, l'un d'eux ne surgisse devant nous, mieux armé que la sinistre Minerve, déesse des raisonneurs.
Ces illusions, ces erreurs, ces apparences sont aussi vraies, aussi réelles et même plus que le monde matériel auquel la civilisation européenne prétend donner vie. Nés pour nous, par la grâce de la lumière et du celluloïd, des fantômes autoritaires s'assoient à nos côtés, dans la nuit des salles de cinéma. Le film s'achève. L'électricité renaît. La vie, au sens vulgaire du mot, va-t-elle reprendre ses droits prétendus par l'usage et la loi ? Non. Le fantôme sort de la salle, au bras du spectateur, dans une ville transformée par l'imagination. Le destin suit un autre cours.
L'aventure vécue dans un film rapide et pourtant plus lent que le rêve, l'aventure se poursuit et celui qui n'était qu'un assistant perdu dans la foule et dans les ténèbres devient à son tour, au fil de ses chimères, un héros animé par l'amour et par la singulière indépendance de l'imagination. Il rentre chez lui, sa compagne idéale met la clef dans la serrure de sa porte. Il se couche et elle tire sur son lit le rideau des ténèbres. Il veut dormir. Elle lui ferme les yeux et s'allonge à côté de lui. Prodigieuse maîtresse, elle converse avec lui sans l'éveiller et l'entraîne à sa suite à travers ce beau pays des merveilles où Alice rencontre Perceval, où les fleurs parlent, où les femmes aiment terriblement dans l'étreinte fatale du succubat. S'éveille-t-il soudain, secoué par le sanglot nocturne des amours non partagées ? Elle pose sur son front sa main fraîche et calme les douleurs qui font gonfler ses tempes.
Heureux l'homme soumis à ses fantômes.

Robert Desnos, "Puissance des fantômes", 1928.

mardi 5 juillet 2011

L'image ouverte

One can feel that there is always a camera left
out of the picture: the one working now.
Stanley Cavell, The World Viewed, 17.


Aux policiers qui l'interrogent à propos des mystérieuses vidéos qu'il reçoit, Fred Madison indique qu'il ne possède pas de caméra, car il préfère sa propre mémoire et la singularité de ses souvenirs à la reproduction mécanique, à l'identique, des faits enregistrés ("I like to remember things my own way. [...] How I remembered them, not necessarily the way they happened."). Clé évidente pour la construction de tout Lost Highway, partageant le film entre le Réel et son Double (pour le dire en termes rossettiens) : tout ce qui concerne Pete ne serait que la construction mentale de Fred, alors que les enregistrements de l'Homme Mystérieux consigneraient et montreraient, eux, la réalité insupportable et refoulée. Clé évidente, trop évidente ? Parmi les questions qu'elle laisse en suspens (car les constructions lynchiennes ne sont jamais parfaitement closes : sur cela aussi, on reviendra), se pose, si l'on suit cette logique jusqu'au bout, celle du film que nous-mêmes, spectateurs, regardons, ou pour le dire autrement de ce que consigne et nous montre la caméra de David Lynch. Si l'outil conduit à la reproduction mécanique du réel, qu'est-ce qui nous donne accès à la psyché torturée du personnage ? De quoi est faite la pellicule qu'utilise Lynch pour capter cela ? Sinon de cette fameuse matière dont nos rêves sont faits – comme on dit chez Shakespeare, et chez John Huston... Lost Highway, ou le film noir classique déconstruit sous l’œil de Prospero.

mardi 28 juin 2011

Miniatures


Qu'elle est petite, ma vie :
temps, silence et un peu
d'amour : une aquarelle
aux tonalités éteintes.

Tout est écrit en minuscules, 
péchés et miracles.
Rien de ronflant pour
orner mon épitaphe.

Anonymes et en prose
se consument mes années.
Qu'elle est petite ma vie.

...Et comme elle me fait mal...
6-IX-84

Miguel d'Ors, Curso superior de ignorancia (traduction par Claude de Frayssinet). Terrence Malick, The Tree of Life.

lundi 27 juin 2011

L'image sans issue


On n'échappe pas à l'image, telle pourrait être l'une des leçons de Road to Nowhere. De quelque côté de quelque caméra que ce soit, elle domine tout et toujours, en reine carnassière affamée de ses propres enfants. Un récit se construit, se déconstruit, laisse des portes de sortie ; une image est un piège sans rémission. De l'écran d'ordinateur initial à la photo punaisée finale, Monte Hellman construit son film, de ce point de vue, avec toute la rigueur d'une tragédie, et tous les jeux labyrinthiques entre départ et arrivée (non pas entrée et sortie) n'y font rien le résultat restera clos parfaitement, cadenassé. – En quoi, d'ailleurs, il se distingue nettement d'un Lynch, auquel il est sans cesse comparé (dont acte, oui, oui...) ; on y reviendra.

lundi 20 juin 2011

On n'arrête pas

Je me souviens, il y a six ou sept ans de cela, avoir assisté dans la même salle à une projection de Nouvelle Vague réalisée à partir d'une VHS usée jusqu'à la moelle magnétique : sur le grand écran, le résultat dépassait le simple flou pour confiner à l'abstraction – ce qui, à vrai dire, ne fit rien pour améliorer mes sentiments vis-à-vis de Godard et de son œuvre. À présent le programme annonce fièrement "support Blu-Ray" à côté de certains titres, mais la projection est alors régulièrement ponctuée de brefs instants, fugaces mais immanquables, où l'image, comme sous le poids d'une technologie trop lourde ici, se fige pour quelques fractions de seconde, induisant d'étranges effets sur le rythme du film. Le progrès a ses cruautés.

vendredi 17 juin 2011

La double vie de la marquise


Enjeu de La Marquise d'O... de Kleist : définir l'homme, rien que l'homme, à la bonne distance de l'ange et du démon avec lesquels on veut parfois le confondre. Enjeu de La Marquise d'O... de Rohmer : définir le corps, sa place et son importance, à la bonne distance de l'académisme et de l'outrance, entre la tentation de sa négation par le statisme pictural comme par la préséance de la parole, et l'éternel retour de son affirmation.

samedi 11 juin 2011

Echappées


Introduite à la cour comme un double de la défunte Wu-Hui, la future Yang Kwei-Fei est vouée à la mort. Pourtant le portrait de l'une et la statue de l'autre ne font pas qu'attester cette circularité. C'est après avoir regardé le portrait de la disparue que l'empereur aperçoit pour la première fois la jeune femme à qui il n'avait pas adressé un regard sous les pruniers du monastère ; c'est d'auprès de la statue que les deux âmes-sœurs, libérées des vicissitudes du monde, s'envolent finalement en riant vers l'éternité. Devant la caméra de Mizoguchi, l'art n'est pas que stèle du deuil, il offre aussi, dans le même temps, la possibilité d'une relance vers la vie.

mercredi 8 juin 2011

Éloge de Tsui Hark


Dans l'une des premières scènes de The Blade (Dao, 1995), Siu Ling, la narratrice, évoque un souvenir d'enfance : celui de son émerveillement face aux lumières chatoyantes émanant de l'atelier paternel. Aux plans qui nous montrent la jeune fille jouant avec ces lueurs, succède la brutale révélation de leur origine : reflets des lames de l'armurerie. Il n'est pas interdit d'y voir une clé pour une bonne part du cinéma de Tsui Hark. The Blade, l'un de ses films les plus sombres et violents, n'en est pas moins une œuvre esthétiquement somptueuse, menaçant en permanence d'asphyxier le spectateur sous une avalanche de beauté (barbare), de mouvements et de couleurs. À l'autre bout du spectre, en quelque sorte (et presque contemporain pourtant), The Lovers (Leung juk, 1994), peut-être son film le plus classique, affichait la beauté "évidente" d'un mélodrame comme un linceul aussi somptueux qu'élégant autour de deux cœurs déchirés. Du chaos d'une ville bombardée et en flammes formant la toile de fond de la première rencontre des amants de Shanghai Blues (Shang Hai zhi yen, 1984) au ballet érotique contrarié sur lequel s'abat une pluie de flèches dans Detective Dee (Di Renjie, 2010), en passant par la grâce virevoltante du jeune Jet Li en Wong Fei-hong ou celle, potentiellement dangereuse voire mortelle, de séductrices surnaturelles, "dames serpentes" ou "fantômes chinois", on n'en finirait pas de lister de telles ambivalences : chez Tsui Hark la beauté a sa part de violence et d'ombre, part tranchante sinon maudite, et réciproquement il n'est pas jusqu'à la violence elle-même qui ne puisse receler sa part de beauté. Aussi n'est-il pas concevable de prétendre se débarrasser de l'une (celle liée, pour le dire vite, à Thanatos) en se débarrassant de l'autre (Éros) – attitude des divers fanatiques, bouddhistes ou taoïstes, de Green Snake (Ching Se, 1993) car, là encore, les deux apparaissent intimement et indissolublement liés. Dans Zu (Suk San, 1983), grand barnum matriciel à ce titre comme à bien d'autres, par le biais des possessions et des "doubles du démon", le Bien et le Mal ont, par essence, même apparence.